Né il y a 74 ans, à Zakho, dans le nord de l’Irak, Mgr Louis Raphaël Sako, nommé cardinal en 2018 par le pape François, affirme une détermination à toute épreuve et veut garder foi en l’avenir des chrétiens sur l’une de leurs terres originelles.
Cela fait 10 ans que vous êtes à la tête des chaldéens en Irak, quel bilan tirez-vous de cette décennie?
Mgr Louis Raphaël Sako: C’est très douloureux parce que le bilan est très pesant. Un an après mon élection comme patriarche, il y a eu l’invasion de Daech (État islamique). Notamment dans la ville de Mossoul où il y avait au moins 30’000 chrétiens, et plus de 100’000 chrétiens dans la plaine de Ninive. Tous ont été chassés. Il a fallu les accueillir, trouver des logements, créer des camps de réfugiés, des écoles, des dispensaires, leur donner à manger, etc. Cela a été un grand défi pour nous. Les diocèses et le patriarcat, mais aussi les prêtres des villages de la plaine de Ninive, nous sommes mis au service de ces gens qui étaient dépourvus de tout, avec l’aide des agences de bienfaisance, les conférences épiscopales française et italienne, l’œuvre d’Orient, des individus ici et là, tous nous ont montré leur proximité et solidarité morale et économique.
Le second défi a été d’organiser le retour des chrétiens, leurs maisons étaient détruites, les églises étaient brulées… Mais petit à petit, avec l’aide internationale des agences de charité, on a pu les aider à rentrer chez eux. La priorité a d’ailleurs été donnée à la réparation des maisons plutôt que des églises. On peut toujours célébrer la messe sous une tente. 60% des gens sont retournés chez eux, 10 % se sont installés dans la région du Kurdistan d’Irak et 30% ont quitté le pays définitivement et sont allés en France, en Europe ou ailleurs (Australie, Etats-Unis, etc., ndlr).
Vous parlez du départ de nombreux chrétiens, mais comment croire en l’avenir de la communauté chrétienne en Irak, dans ce pays si fragmenté par les conflits?
Depuis 20 ans, l’Irak ne s’est pas remis sur ses pieds et nous ne sentons pas qu’il y a un État irakien indépendant, uni et fort qui impose l’ordre et la loi. Nous sommes face à plusieurs États. Parfois les milices sont plus fortes que l’État lui-même. Nous ne savons parfois pas à qui parler pour résoudre les problèmes. Après la chute de Saddam Hussein, nous avons eu une nouvelle culture avec une mentalité sectaire alors que l’Irak durant l’ancien régime était presque séculier. Le sectarisme a créé des barrières entre les différentes composantes de la société: les chiites, sunnites, chrétiens, Kurdes, Arabes, Turkmènes… C’est horrible! Ils ont détruit la citoyenneté.
Les gens sont pour ou contre des pays voisins, mais vous ne sentez-plus cette conscience de citoyenneté ni d’engagement pour sauver ce pays et le sortir de ses impasses. Et puis, il y a la corruption. Elle est devenue un système. Le pays n’a pas d’argent car il part dans les poches des membres des partis politiques, surtout islamistes, ou bien des fonctionnaires de l’État. Nous avons toujours essayé d’avoir un rapport avec les autorités religieuses et civiles pour protéger et défendre les chrétiens. C’était dans ce but que le pape a visité l’Irak pour encourager les chrétiens à rester et à espérer et ouvrir les musulmans au respect et à la reconnaissance de l’autre sur le critère de fraternité. Une fraternité dans la diversité. Nous sommes frères mais nous sommes différents.
Cette visite du pape François, la première d’un pontife en Irak, il y a tout juste deux ans, a-t-elle été suivie des effets espérés? Son accueil par la population avait marqué les esprits…
Les musulmans ont accueilli le pape d’une manière extraordinaire. Plus que les chrétiens qui sont un peu plus habitués. Il a soulevé les foules en Irak. La personne du pape, son humilité, sa simplicité, sa crédibilité… Tout cela a beaucoup touché les musulmans. Ce qu’il disait sortait de son cœur ou de sa foi. Il n’a pas fait dans la courtoisie, dans le formel ou dans le double langage auquel les Irakiens sont habitués. Sa venue a changé la mentalité au niveau des rapports chrétiens-musulmans, surtout dans la population. Il y a un progrès. Maintenant, on n’entend plus de discours de provocation contre les chrétiens. Au niveau du gouvernement et des partis politiques, cela a en revanche peu évolué, ils ne se concentrent que sur leur lutte pour le pouvoir et l’argent plutôt que de reconstruire le pays et de servir les gens.
Vous œuvrez beaucoup à ce rapprochement entre les communautés et organisez des conférences interreligieuses avec les chiites et les sunnites. Vous avez accueilli la dernière le 24 février, la prochaine sera à Nadjaf. Est-ce que cela a permis quelques avancées dans les liens entre chrétiens et musulmans?
Depuis 2015, j’ai commencé à former un groupe pour le dialogue interreligieux avec les musulmans. On a fait beaucoup. Cela a aussi eu un impact sur nos relations, puis la pandémie à cassé la dynamique. Mais nous avons recommencé. Ce n’est pas facile, il faut bien connaître l’islam, la mentalité musulmane, le Coran et même le fondamentalisme. Les fondamentalistes se basent sur des versets du Coran et pensent que la religion musulmane est l’unique religion véritable. Cette supériorité affichée se transforme parfois en violence. C’est pourquoi il y a eu une mainmise des musulmans sur les propriétés des chrétiens, des Yézidis ou des mandéens. Il y a une sorte de marginalisation et de discrimination des chrétiens et d’autres communautés. Nous réclamons un État démocratique basé sur la citoyenneté égale. Cela va venir car le fondamentalisme n’a pas d’avenir. C’est un projet de long terme qui demande de la patience mais aussi de l’espoir. Il faut que les chrétiens s’engagent et pas seulement l’Église. Que ce soient les activistes ou les quelques partis politiques chrétiens. Il faut penser à l’avenir de l’Irak et renforcer la présence chrétienne.
Comment comptez-vous faire pour renforcer la présence chrétienne en Irak dans un contexte peu favorable?
Il faut réclamer les droits des chrétiens. C’est notre terre, notre pays. La grande majorité du peuple était chrétienne en Mésopotamie bien avant l’arrivée des musulmans. Nous avons beaucoup donné à l’islam. Il faut refaire cela, parler de tout cela. Aujourd’hui encore nous pouvons beaucoup donner à notre pays. Nous sommes une élite. Je crois que les chrétiens ont beaucoup à faire en Irak. L’influence ne dépend pas du nombre mais de la qualité des gens, de leurs qualifications.
Vous voyez les chrétiens comme un pilier du futur de l’Irak, mais tellement sont partis… Beaucoup sont désespérés par leur situation et se sentent poussés dehors, comment pensez-vous que cet état de fait pourrait être renversé?
Le mal n’a pas d’avenir. C’est ce que nous essayons de dire à ceux qui sont restés dans le pays et à la diaspora qui doit jouer un rôle et essayer d’avoir une présence dans les médias et les agences internationales. Il est vrai que les chrétiens d’Irak souffrent d’une instabilité et d’une insécurité. Ils ont perdu confiance dans l’avenir et dans leurs voisins. Certains chrétiens de la plaine de Ninive ont été pillés par les gens des villages voisins et ils font face aux milices. Les chrétiens ne sont pas tranquilles. Mais cela ne va pas durer. Tous les pays ont traversé des problèmes comme le nôtre, mais aujourd’hui certains sont des pays démocratiques et stables. Le problème, c’est que la communauté se sent psychologiquement émigrée car les familles ont été divisées par les départs. Nous, les chrétiens, étions plus d’un million et demi en Irak il y a 20 ans, aujourd’hui nous ne sommes plus que 400’000 à 500’000 (estimation, ndlr). À Bagdad, il y avait des quartiers entièrement chrétiens.
Est-ce que les préoccupations des chrétiens sont entendues par le gouvernement? On a encore vu dernièrement de nombreux chrétiens se sentir marginalisés par la loi de prohibition contre l’alcool qui vient d’être promulguée et qui porte atteinte à leur liberté et aussi parfois à leur activité économique (le marché de l’alcool est principalement tenu par des chrétiens et des Yézidis en Irak)…
Comme je l’ai déjà dit, la population est bien plus ouverte que la classe politique. Il y a chez les gens, surtout les jeunes, une forte réaction contre le fondamentalisme, notamment après Daech. Mais aussi contre l’enseignement religieux de l’islam qui est resté trop classique sans prendre en compte les questions nouvelles autour de la société, de la jeunesse ou de la morale. La classe politique politise la religion pour ses intérêts et pas par amour pour la religion. Par exemple, interdire l’alcool, qu’est-ce que cela signifie? Nous sommes un pays démocratique, de droit personnel. Mais cela n’est pas pris en compte. Je pense que c’était pour montrer leur engagement à respecter la charia, la loi musulmane. Mais je pense surtout que ce sont des mensonges car cela va encourager le trafic de drogues dont certains partis ont le contrôle et cela va les enrichir.
Ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui, à travers la politique et l’économie, c’est l’Iran qui domine réellement l’Irak et poursuit le rêve d’un califat islamique chiite?
Non, je ne crois pas. Bien sûr, ils ont ce rêve, celui des anciens empires qui veulent récupérer leurs anciens territoires, comme on peut le voir avec la Russie, la Chine ou la Turquie. Mais ce n’est pas réaliste en Irak. La population n’acceptera pas cela et il y a également une grande influence des pays du Golfe en Irak, sur les sunnites. Beaucoup de partis politiques sont pro-Iran, mais je crois que l’Irak gardera son indépendance. Il y a des problèmes en Iran, des sanctions, sans parler du nucléaire. Tout le monde attend de voir ce qui va arriver dans les mois prochains, mais les Irakiens sont dans le fond assez radicaux sur leur identité irakienne. Bien sûr, il y a des intérêts politiques et économiques, mais la population irakienne est globalement contre cela. Et puis, il y a toute la jeunesse qui a manifesté lors du mouvement de Tishreen (en octobre 2019, ndlr). Les gens sont forts. Si le gouvernement ne fait pas de changement sur les lois, la constitution, la citoyenneté, les travaux et les services, je pense qu’il y aura une révolution.
On a pu voir récemment que le gouvernement irakien tente de serrer la vis autour des droits individuels et de la liberté d’expression, ne pensez-vous pas que l’Irak prend un discret tournant vers la charia comme vous l’avez évoqué précédemment?
Le gouvernement ne peut pas faire cela. Cela n’arrivera pas. Il y a beaucoup de réactions dans la société contre ça. Il y a les activistes qui font beaucoup pour éviter cela, sans compter sur la présence des femmes dans la société civile. On parle beaucoup de leur présence et de leur influence en Iran, mais en Irak leur voix est encore plus forte. Que ce soit au parlement ou dans la vie quotidienne. Le gouvernement actuel veut avancer dans le bon sens, mais il a les mains liées à cause des partis politiques.
Finalement, vous tenez un discours plutôt optimiste au regard de la situation politique actuelle en Irak. Vous pensez donc que les chrétiens ont encore la possibilité de jouer un rôle en Irak?
Oui. Tout est une question de temps. Les chrétiens doivent avoir le courage de rester et de lutter. Lutter pour un avenir meilleur et commun, pour tout le monde. Il ne faut pas attendre une solution magique. Cette mentalité ne marche pas. Il faut rentrer dans le jeu et jouer un rôle. Les gens attendent de l’Église des miracles sans même faire d’efforts eux-mêmes. Regardez, il y a quelques jours, les gens de Qaraqosh se sont révoltés contre les milices et ont demandé au gouvernement central de contrôler la présence des milices. Le résultat est très positif.
Je crois qu’il faut s’engager et chercher à avoir de l’influence et demander au gouvernement sa protection. Il faut se donner les moyens. La passivité crée la faiblesse car vous ne représentez rien. La proximité et la solidarité de l’Église et des chrétiens d’Occident nous aide à garder de l’influence. Les venues récentes de la délégation de la conférence épiscopale française (du 5 au 9 mars) ou la communauté de Sant’Egidio (du 8 au 10 mars) ou d’autres est d’un grand réconfort pour les chrétiens ici. Il faut faire fructifier ces liens.